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Faut-il souffrir pour son art ?

Certaines disciplines artistiques sont classées à part du champ du domaine sportif. Pourtant, les contraintes physiques en sont proches avec un souci de performance également. La douleur y pose aussi les mêmes problématiques de limitation de la performance et de possible chronicisation avec la crainte de récidive de blessure. Il existe un certain mythe de la souffrance dans le domaine artistique que l’on peut rapprocher de celui qui a cours également dans le sport, le fameux « no pain, no gain ».

Dans le cadre d’une approche evidence based pratice et biopsychosociale, ce type de représentation fait partie intégrante des croyances du patient artiste. Comment aborder cette question et surtout est-il possible d’amener à un changement de ces représentations ?

L’exemple des danseur(se)s des ballets classiques

Comme le souligne David Le Breton dans ses recherches sur le sujet, « entre la sensation et l’émotion s’interpose une perception, c’est-à-dire un mouvement de réflexivité et de sens attribué par celui qui la ressent, une affectivité en acte. La douleur d’avant le sens n’existe pas, car il faut alors la concevoir sans contenu, sans sujet, pur phénomène nerveux mais sans individu pour le sentir. ».

Ainsi, la douleur doit faire et fait sens pour un patient artiste ou non. Ce sens est important et doit être investigué par le thérapeute au même titre que les caractéristiques de la douleur. Cette question est beaucoup étudiée chez les danseur(se)s. Il a été établi qu’au sein des danseurs britanniques, 83% des danseurs de ballet et 84% des danseur(se)s contemporains ont eu en moyenne 3 blessures dans les 12 derniers mois. Les blessures sont de multiples natures : atteinte méniscale, orteils fractures, élongation des ischio-jambiers, fractures métatarsiennes, atteintes du cartilage, ligamentaire, déchirure du ligament collatéral interne du genou, syndrome fémoro-patellaire, fracture du tibia, élongation musculaire, douleur chronique de hanche, genou, ou du dos, sans compter les ecchymoses. La liste est non exhaustive.

La question de l’image de souffrir pour son art par exemple est balayée par certains danseuses comme Tamara Joro qui explique que « les danseurs ne sont masochistes ». Cependant, sans forcément être dans une sublimation de la douleur pour l’art, il peut y avoir un rapport à la douleur et la blessure qui peuvent aussi différer de la population générale. Par exemple, dans l’étude d’Anna Aalten, il ressort que certains danseur(se)s utilisent leur douleur pour mieux ressentir leur corps, la prise de conscience de celui-ci et de ses limites également.

Il existe aussi une pression sélective importante qui oblige à danser malgré les blessures pour ne pas perdre sa place au sein d’un corps de ballet. Il y a une peur d’être mis au ban. La poursuite de l’effort doit se faire au travers de la blessure et de la douleur. Les danseur(se)s ont bien conscience que ce n’est pas sain de continuer et que cela peut potentiellement majorer ces dernières. Les jeunes danseur(se)s semblent d’autant plus concernés par ce problème du fait d’être à une place où tout est à démontrer. À contrario les danseur(se)s beaucoup plus âgés, sont plus dans une crainte que cela puisse signer la fin de leur carrière.

Cela est d’autant plus important que les recherches dans le domaine montrent que les blessures et douleurs dans le milieu des danseurs professionnels sont davantage la conséquence d’une sorte de surentrainement ou d’épuisement que le fait de traumatisme. Ce qui impliquerait la question de microtraumatisme voire d’un surentrainement des danseur(se)s.

L’exemple le plus criant est la montée sur pointe. Elle est spécifique des danseuses de ballet et oblige à des adaptations importantes du pied. Au-delà de la technique, ce mouvement est une part intégrante de l’esthétique du ballet.

La place du corps et de la vision du corps

Dans une discipline où la mécanique des corps est centrale, il serait attendu que celui fasse l’objet de toute les attentions sur le plan de la santé avec beaucoup de prévention mais il n’en est rien. Ce sont les risques du métier, dit-on.

Il faut comprendre que si on se base le concept du « corps » absent de Leder, il existe deux corps : Le corps tangible et perçu, celui qui senti et vu dans le miroir et le corps esthétique, l’idéal à atteindre pour exécuter avec brio, le canon de beauté du monde du ballet. Ces deux derniers sont en interaction et le fait de rapprocher les deux est le prix d’un entrainement très intense. Il y a derrière l’idée que le corps peut se façonner et qu’il faut le pousser à s’adapter pour se rapprocher du canon. Le terme consacré pour représenter cet état dans le monde du ballet est lightness.

Cette vision est assez proche de ce qu’on appelle l’état de fluidité dans le sport, cette sensation physique et mentale que la performance accomplie est optimale, effectuée avec naturel. Celui-ci est souvent conditionné par le sentiment d’auto-efficacité (encore lui).

Adaptation et douleur chronique

On parle parfois de culture de la blessure et de la douleur dans le monde de la danse classique, voire d’une culture du risque. Les conditions d’entrainement, l’âge du début de formation, tout cela conditionne et habitue les futur(e)s danseur(se)s à faire avec une douleur quotidienne. Tout en disant que la douleur quand elle est intense, leur permet de sentir le corps, il y a aussi pour des douleurs plus faibles, une habitude d’imposer le silence à leur corps.  

Ces douleurs s’accompagnent de facteur de comorbidités rencontrée classiquement dans la douleur chronique : anxiété, état émotionnel négatif, voir état dépressif parfois. Il est possible de trouver d’autres cofacteurs comme les troubles de l’alimentation pour rester proche du poids et de la morphologie idéale.

Sans surprise, les danseur(se)s ont des seuils de douleurs plus haut que la moyenne de leur classe d’âge. Paradoxalement, les expériences douloureuses ont des aspects sensoriels plus marqués.

Enfin, les aspects de kinésiophobie et d’adaptation liée à la catastrophisation de la douleur sont aussi présents comme chez les autres patients douloureux chroniques.

S’il fallait résumer…

Les mondes des artistes surtout ceux dont la performance est physique implique une vision particulière de leur corps. Les danseurs par exemple sont soumis à une pression forte et un paraître qui les obligent à considérer la douleur comme un mal nécessaire qui doit être cachés à reste du groupe. Comprendre la position du patient au sein de sa carrière et aussi son ressenti par rapport au corps sont deux composantes à prendre en compte dans la prise en charge de leur douleur et de leur blessure. Cela fait parti de la culture et du système de croyance de celui-ci. Il semble difficile d’arriver à changer l’ensemble de la culture d’un groupe. Néanmoins, le fait d’apport des connaissances techniques sur la douleur, les neurosciences et la pleine conscience peuvent être un moyen intéressant d’aider les patients à reprendre le contrôle de leur corps d’une manière différente.

Sources :

Aalten A, In the presence of the body: Theorizing training, injuries and pain in ballet, Dance Research Journal, 2005, 37(2): 55-72.

Anderson R, Hanrahan SJ, Dancing in pain : Pain appraisal and coping in dancers, 2008, 12(1): 9-18

Chieng CK, et coll, eating disorders and chronic pain, Current review of pain, 1999, 3(1): 77-84.

McEwen K, Young K, Ballet and pain: reflection on a risk-dance culture, Qualitative research in sport, exercise and health, 2011, 3(2): 152-173.

Tajet-Foxell, Rose FD, Pain and pain tolerance in professional ballet dancers, Br. J. Sp. Med., 1995, 29(1): 31-34.

Pour aller plus loin :

https://medium.com/s/story/the-cruel-myth-of-the-suffering-artist-dfe6dbf8c162

http://1111arts.org/emotional-connection-art-pain/

https://www.theguardian.com/stage/2011/jun/13/tamara-rojo-ballet-dancers-not-masochists

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